croco.jpg (14607 octets)                    Maman Caïman

Les bêtes les plus bêtes des bêtes qui volent, marchent et nagent, vivent sous la terre, dans l'eau et dans l'air, ce sont assurément les caïmans qui rampent sur terre et marchent au fond de l'eau.
- Cette opinion n'est pas mienne, dit Amadou Koumba, elle appartient à Golo, le singe. Bien que tout le monde soit d'accord sur ce point que Golo est le plus mal embouché de tous les êtres, étant le griot de tous, il finit par dire les choses les plus sensées, selon certains, ou du moins par faire croire qu'il les dit, affirment d'autres.
Golo disait donc, à qui voulait l'entendre, que les Caïmans étaient les plus bêtes de toutes les bêtes, et cela, parce qu'ils avaient la meilleure mémoire du monde.
L'on ne sait si c'était, de la part de Golo, louange ou blâme, un jugement émis par envie ou par dédain. En matière de mémoire, en effet, le jour où le Bon Dieu en faisait la distribution, Golo avait dû arriver certainement en retard. Sa tête légère, malgré sa grande malice. oublie bien vite, aux dépens de ses cotes et de son derrière pelé, les mauvais tours qu'il joue à chacun et tout le temps. Son opinion sur les caïmans, il avait pu donc l'émettre un jour que l'un des siens avait eu maille à partir avec Diassigue, la mère des caïmans, qui, sans aucun doute, s'était vengée un peu trop rudement d'une toute petite taquinerie.
Diassigue avait bonne mémoire. Elle pouvait même avoir la mémoire la meilleure de la terre, car elle se contentait de regarder, de son repaire de vase ou des berges ensoleillées du fleuve, les bêtes, les choses et les hommes, recueillant les bruits et les nouvelles que les pagaies confient aux poissons bavards, des montagnes du Fouta-Djallon à la Grande Mer où le soleil se baigne, sa journée terminée. Elle écoutait les papotages des femmes qui lavaient le linge, récuraient les calebasses ou puisaient de l'eau au fleuve. Elle entendait les ânes et les chameaux qui, venus de très loin, du nord au sud, déposaient un instant leurs fardeaux de mil et leurs charges de gomme et se désaltéraient longuement. Les oiseaux venaient lui raconter ce que sifflaient les canards qui passaient, remontant vers les sables.
Donc Diassigue avait une bonne mémoire ; et, tout en le déplorant, au fond de lui-même. Golo le reconnaissait. Quant à sa bêtise, Golo exagérait en l'affirmant, et même, il mentait comme un bouffon qu'il était. Mais le plus triste dans l'affaire, c'est que les enfants de Diassigue, les petits caïmans, commençaient à partager l'opinion des singes sur leur mère, imitant en cela Leuk-le-Lièvre. le malin et malicieux lièvre, dont la conscience est aussi mobile que les deux savates qu'il porte accrochées à la tête, du jour où il les enleva pour mieux courir, et qui, depuis, lui servent d'oreilles. Thile-le-Chacal, que la peur d'un coup venu d'on ne sait jamais où, fait toujours Courir, même sur les sables nus, à droite et à gauche, pensait aussi comme Golo, comme Leuk, comme Bouki-l'hyène, poltronne et voleuse, dont le derrière semble toujours fléchir sous une volée de gourdins ; comme Thioye-le-Perroquet, dont la langue ronde heurte, sans arrêt, le bec qui est un hameçon accrochant tous les potins et racontars qui volent aux quatre vents. Sègue-la-Panthère, à cause de sa fourberie, aurait, peut-être, volontiers partagé l'opinion de tous ces badolos de basse condition, mais elle gardait trop rancune à Golo des coups de bâton qui lui meurtrissaient encore le mufle et que Golo lui administrait chaque fois qu'elle essayait de l'attraper en bondissant jusqu'aux dernières branches des arbres.
Les enfants de Diassigue commençaient donc, eux aussi, à croire que Golo disait la vérité. lis trouvaient que leur mère radotait parfois un peu trop peut-être.
C'était lorsque, lasse des caresses du soleil, ou fatiguée de regarder la lune s'abreuver sans arrêt plus de la moitié de la nuit, ou dégoûtée de voir passer les stupides pirogues, nageant, le ventre en l'air, sur le fleuve qui marche aussi vite qu'elles, Diassigue réunissait sa progéniture et lui racontait des histoires, des histoires d'Hommes, pas des histoires de Caïmans, car les caïmans n'ont pas d'histoires. Et c'est peut-être bien cela qui vexait, au lieu de les réjouir, les pauvres petits caïmans.
Maman-Caïman rassemblait donc ses enfants et leur disait ce qu'elle avait vu, ce que sa mère avait vu et lui avait raconté et ce que la mère de sa mère avait raconté à sa mère.
Les petits caïmans bâillaient souvent quand elle leur parlait des guerriers et des marchands de Ghàna que leur arrière-grand-mère avait vu passer et repasser les eaux pour capturer des esclaves et chercher l'or de N'Galam. Quand elle leur parlait de Soumangourou, de Sourit Diata Keita et de l'empire de Mali. Quand elle leur parlait des premiers hommes a la peau blanche que sa grand-mère vit se prosternant vers le soleil naissant après s'être lavé les bras, le visage, les pieds et les mains ; de la teinte rouge des eaux après le passage des hommes blancs qui avaient appris aux hommes noirs à se prosterner comme eux vers le soleil levant. Cette teinte trop rouge du fleuve avait forcé sa grand-mère à passer par le Bafing et le Tinkisso du fleuve Sénégal dans le roi des fleuves, le Djoliba, le Niger, où elle retrouva encore des hommes aux oreilles blanches qui descendaient aussi des pays des sables. Sa grand-mère y avait encore vu des guerres et des cadavres; des cadavres si nombreux que la plus goulue des familles caïmans en eût attrapé une indigestion pendant sept fois sept lunes. Elle y avait vu des empires naître et mourir des royaumes.
Les petits caïmans bâillaient quand Diassigue racontait ce que sa mère avait vu et entendu : Kouloubali défaisant le roi du Manding. N'Golo Diara qui avait vécu trois fois trente ans et avait battu, la veille de sa mort, le Mossi. Quand elle leur parlait de Samba Lame, le toucouleur, qui avait été maître du fleuve, maître de Brack-Oualo, maître du Daniel, roi du Cayor et maître des Martres, ce qui rend encore si vaniteux les pêcheurs toucouleurs qui chantent sa gloire au-dessus de la tête des petits caïmans et troublent souvent leurs ébats avec leurs longues perches.
Quand Diassigue parlait, les petits caïmans bâillaient ou rêvaient d'exploits de caïmans, de rives lointaines d'où le fleuve arrachait des pépites et du sable d'or, où l'on offrait, chaque année, aux caïmans, une vierge nubile à la chair fraîche.
Ils rêvaient à ces pays lointains, là-bas au Pinkou, où naissait le soleil, à des pays où les caïmans étaient des dieux, à ce que leur avait raconté, un jour, Ibis-le-Pèlerin, le plus sage des oiseaux.
Ils rêvaient d'aller là-bas dans les lacs immenses du Macina, entendre les chants des rameurs Bozos et savoir s'il est bien vrai, à ce que leur avait dit Dougoudougou, le petit canard, que ces chants ressemblaient davantage à ceux des femmes du Oualo, qui venaient laver leur linge tout près de leurs trous, qu'à ceux des piroguiers Somonos. dont les ancêtres étaient venus des montagnes du sud, sur les rives du Niger à... à l'époque où la mère de Diassigue remontait le grand fleuve.
Ils rêvaient du Bafing et du Bakoy, du fleuve bleu et du fleuve blanc qui se rejoignaient là-bas, à Bafoulabé, et donnaient le fleuve qu'ils habitaient. Ils rêvaient de ces lieux d'épousailles où, à ce que racontaient les Poissons-Chiens, rien ne séparait les eaux des deux fleuves, qui cependant gardaient chacun, longtemps, longtemps, sa couleur. Ils auraient voulu, rêve de petits caïmans, nager à la fois dans l'eau des deux fleuves, un côté du corps dans le fleuve bleu, l'autre côté dans le fleuve blanc et l'arête du dos au soleil brûlant.
Ils rêvaient souvent de faire le même chemin que leur arrière-grand-mère, de passer du Sénégal au Niger par le Bafing et le Tinkisso. Comme les dents de leurs parents, les rêves des petits caïmans poussaient indéfiniment... Ils rêvaient de hauts faits de caïmans et Diassigue, la Maman-Caïman, ne savait leur raconter que des histoires d'hommes; elle ne savait leur parler que de guerres, de massacres d'hommes par d'autres hommes...
Voilà pourquoi les petits caïmans étaient prêts à partager l'opinion de Golo sur leur mère, opinion que leur avait rapportée Thioker-le-Perdreau, le plus cancanier des oiseaux.
Un matin, des corbeaux passèrent très haut au dessus du fleuve en croassant

Un soleil tout nu - un soleil tout jaune
Un soleil tout nu d'aube hâtive
Verse des flots d'or sur la rive
Du fleuve tout jaune...

Diassigue sortit de son trou, à flanc de rive, et regarda les corbeaux s'éloigner.
Au milieu du jour, d'autres corbeaux suivirent, qui volaient plus bas et croassaient

Un soleil tout nu - un soleil tout blanc
Un soleil tout nu et tout blanc
Verse des flots d'argent
Sur le fleuve tout blanc...

Diassigue leva le nez et regarda les oiseaux s'éloigner...
Au crépuscule, d'autres corbeaux vinrent se poser sur la berge et croassèrent

Un soleil tout nu - un soleil tout rouge
Un soleil loin titi e tout rouge
Verse des flots de sang rouge
Sur le fleuve tout rouge...

Diassigue s'approcha, à pas larges et mesurés, son ventre flasque raclant le sable et leur demanda ce qui avait motivé leur déplacement et ce que signifiait leur chant.
- Brahim Saloum a déclaré la guerre à Yéli, lui dirent les corbeaux.
Toute émue, Diassigue rentra précipitamment chez elle.
- Mes enfants, dit-elle, l'émir du Trarza a déclaré la guerre au Oualo. II nous faut nous éloigner d'ici.
Alors le plus jeune des fils caïmans interrogea
- Mère, que peut nous faire, à nous, caïmans, que les Ouoloffs du Oualo se battent contre les Maures du Trarza?
- Mon enfant, répondit Maman-Caïman, l'herbe sèche peut enflammer l'herbe verte. Allons-nous en !
Mais les petits caïmans ne voulurent pas suivre leur mère.
Dés qu'avec son armée il eut traversé le fleuve et mis le pied sur la rive nord, sur la terre de Ghànar, Yéli devina l'intention de son ennemi : l'éloigner le plus possible du fleuve. En effet, les Maures, qui étaient venus jusqu'au fleuve lancer défi à ceux du Oualo, semblaient maintenant fuir devant les Ouoloffs. Ils ne voulaient livrer bataille que loin, bien loin au nord, dans les sables, quand les noirs ne verraient plus le fleuve qui les rendait invincibles chaque fois qu'ils s'y trempaient et y buvaient avant les combats. Yéli, avant de poursuivre ceux du Trarza, ordonna à ses hommes de remplir les outres que portaient les chameaux et les ânes et défense leur fut faite d'y toucher avant que l'ordre n'en fut donné.
Pendant sept jours, l'armée du Oualo poursuivit les Maures ; enfin Brahim Saloum fit arrêter ses guerriers, jugeant les Ouoloffs assez éloignés du fleuve pour souffrir de la soif dès les premiers engagements et la bataille s'engagea.
Les terribles combats durèrent sept jours pendant lesquels chaque Ouoloff eut à choisir son Maure et chaque Maure eut à combattre son noir. Yéli dut se battre seul contre Brahim Saloum et ses cinq frères. Il tua l'émir le premier jour. Pendant cinq jours, il tua, chaque jour un frère. Le septième jour, il ramassa sur le champ de bataille, abandonné par l'année du Trarza, le fils de Brahim Saloum. L'héritier du royaume maure portait une blessure au flanc droit. Yéli le ramena avec lui, dans sa capitale.
Tous les marabouts et tous les guérisseurs furent appelés pour soigner le jeune prince captif. Mais tous les soins qui lui étaient prodigués paraissaient aggraver la blessure.
Un jour, vint enfin à la cour de Brack-Oualo, une vieille, très vieille femme, qui ordonna le remède efficace.
Ce remède c'était : en application, trois fois par jour, sur la plaie, de la cervelle fraîche de jeune caïman.

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