UNE COMMISSION
Quand elle est seule au pied des mortiers,
la poule ne gratte que d'une patte.
Car elle a, pense-t-elle, largement le temps de choisir ses grains.
Penda n'était certes point seule dans M'Badane, mais elle n'avait qu'à se montrer pour
que les plus belles jeunes filles parussent presque laides. Des jeunes filles du village,
Penda était la plus belle et, loin de se montrer difficile comme chacun pouvait s'y
attendre, elle ne demandait qu'à trouver un mari, car elle avait peur de vieillir, ayant
dépassé ses seize ans, sans avoir un époux. De leur côté, les prétendants ne lui
manquaient pas : les frères et les pères de ses amies, des jeunes gens et des vieillards
d'autres villages envoyaient, chaque jour que Dieu faisait, Griots et Dialis porteurs de
présents et de bonnes paroles pour la demander en mariage.
S'il n'avait dépendu que d'elle, Penda aurait déjà et certainement, attaché à son
dos, un bébé bien sage ou d'un caractère aigre et pleureur. Mais en matière de
mariage, comme en toute chose, une jeune fille n'a qu'une volonté, la volonté de son
père. C'est son père qui doit décider à qui elle appartiendra : à un prince, a un
dioula riche ou à un simple badolo qui sue au soleil des champs ; c'est à son père à
dire s'il veut la donner en aumône à un puissant marabout ou à un tout petit talibé.
Or. Mor, le père de Penda, n'avait exigé ni l'immense dot d'un riche, ni le maigre avoir
d'un badolo ; il avait encore moins pensé à offrir sa fille à un marabout ou à un
disciple de marabout pour agrandir sa place au paradis.
Mor avait dit tout simplement à tous ceux qui venaient lui demander sa fille pour
eux-mêmes, pour leurs seigneurs, pour leurs fils' ou leurs frères
- Je donnerai Penda, sans réclamer ni dot ni cadeaux, à l'homme qui tuera un bo uf, qui
m'en enverra la viande par l'intermédiaire d'une hyène; et que celle-ci, arrivée chez
moi, il ne manque pas un morceau de la bête abattue.
Confier à une hyène de la viande, même séchée, et l'empêcher d'y toucher?
C'était là chose plus difficile que de faire garder un secret à Narr-le-Maure aux
oreilles rouges. C'était là chose plus difficile que de confier une calebasse de miel à
un enfant sans qu'il y trempe au moins le petit doigt. Autant essayer d'empêcher le
soleil de sortir de sa demeure le matin ou d'aller se coucher sa journée finie. Autant
interdire au sable assoiffé d'avaler les premières gouttes de la première pluie.
Confier à Bouki-l'Hyène de la viande ? Autant valait confier une motte de beurre au feu
ardent. Confier à Bouki de la viande et l'empêcher d'y toucher ?
C'était là chose impossible, se disaient en s'en retournant chez eux les griots qui
étaient venus pour leurs maîtres, les mères qui étaient venues pour leurs fils, les
vieillards qui étaient venus pour eux-mêmes demander la belle Penda.
A une journée de marche de M'Badane, se trouvait le village de N'Diour.
Les gens de N'Diour étaient des gens peu ordinaires: ils étaient, depuis la nuit des
temps, depuis N'Diadiane N'Diaye, les seuls hommes et les seules femmes à avoir dompté,
croyaient-ils, la fourberie des hyènes avec lesquelles, en effet, ils vivaient en parlait
accord et en bonne intelligence. II est bien vrai que les gens de N'Diour y avaient mis,
et y mettaient encore, beaucoup du leur. Chaque vendredi, ils abattaient un taureau qu'ils
offraient à Bouki-l'Hiyéne et à sa tribu.
Des jeunes gens de N'Diour, Birane était le plus vaillant à la lutte comme aux champs ;
il était aussi le plus beau. Quand son griot lui rapporta. avec ses cadeaux refusés, les
conditions de Mer, le père de Penda, Birane se dit
- C'est moi qui aurai Penda dans ma couche.
II tua un buf. Il en fit sécher la viande qu'il mit dans une outre en peau de bouc
; l'outre fut enfermée dans un sac en gros coton et le tout fut placé au milieu d'une
botte de paille.
Le vendredi, quand Bouki vint avec les siens savourer l'aumône des gens de N'Diour,
Birane alla le trouver et lui dit
- Mon griot, qui n'est pas plus malin qu'un enfant au sein et qui est aussi bête qu'un
buf, m'a rapporté les beaux cadeaux que j'avais envoyés à Penda, fille de Mot de
M'Badane. Toi, dont la sagesse est grande et la langue comme du miel, je suis certain que
si tu portais à M'Badane cette simple botte de paille dans la demeure de Mor, il te
suffirait de lui dire : " Birane te demande sa fille ", pour qu'il te l'accorde.
- J'ai vieilli, Birane, et mes reins ne sont plus solides, mais M'Bar, l'aîné de mes
enfants, est plein de vigueur et il a hérité d'un peu de ma sagesse. C'est lui qui ira
à M'Badane pour toi, et je suis sur qu'il s'acquittera fort bien de sa mission.
M'Bar partit de très bon matin, la botte de paille sur ses reins.
La rosée mouillant la botte de paille, l'agréable odeur de la viande commençait à
flotter dans l'air, M'Bar-l'hyène s'arrêta, leva le nez, renifla à droite, renifla à
gauche, pins reprit sa route, avec moins de précipitation, semblait-il. L'odeur se
faisait plus forte, l'Hyène s'arrêta encore, pointa. lèvres retroussées, le nez à
droite, à gauche, en haut, puis se retourna et renifla aux quatre vents.
II reprit sa course, dès lors hésitante, comme si cette odeur dense et épaisse qui
venait de partout le freinait à chaque instant.
N'y tenant plus, M'Bar quitta le sentier de N'Diour à M'Badane, fit d'immenses crochets
dans la savane, furetant à droite, furetant à gauche. revenant sur ses pas, et mit trois
longs jours au lieu d'un seul pour atteindre M'Badane.
M'Bar n'était point, certes, de bonne humeur en pénétrant dans la demeure de Mor. Il
n'avait point la mine avenante d'un messager qui vient demander une grande faveur. Cette
odeur de viande qui avait imprégné toutes les herbes de la brousse, tous les buissons,
et imprégnait encore les cases de M'Badane et la cour de la maison de Mor, lui avait fait
oublier, sur le sentier de N'Diour, toute la sagesse que le vieux Bouki lui avait
inculquée, et étouffait en lui les paroles aimables que l'on attend partout d'un
solliciteur. À peine M'Bar desserra-t-il les dents pour dire : " Assalamou aleykoum
", et personne n'entendit son salut, mais c'est d'une voix plus que désagréable
que, rejetant la botte de paille de ses reins que la charge avait fléchis, il dit à Mot
- Birane de N'Diour t'envoie cette botte de paille et te demande ta fille.
Sous les regards d'abord étonnés, puis indignés, ensuite pleins de convoitise de
M'Bar-l'Hyène, Mot coupa les lianes de la botte de paille, défit celle-ci et en sortit
le sac en gros coton ; du sac en gros coton, il retira l'outre en peau de bouc et, de
l'outre en peau de bouc, des morceaux de viande séchée. - Va, dit alors Mot à
M'Bar-l'Hyène, qui faillit crever sur place de rage en voyant toute cette viande qu'il
avait portée pendant trois jours sans s'en douter, et qui s'étalait là sans qu'il
puisse même penser y toucher (car les gens de M'Badane n'étaient pas ceux de N'Diour, et
dans M'Badane il traînait des épieux dans tous les coins). Va, dit Mor, va dire à
Birane que je lui donne ma fille. Dis-lui qu'il est non seulement le plus vaillant et le
plus fort de tous les jeunes gens de N'Diour, mais encore le plus malin.
" II a pu te confier de la viande à toi l'Hyène, il saura garder sa femme et
déjouer toutes les mses. " Mais M'Bar-l'Hyène n'avait certainement pas entendu les
dernières paroles de Mer, si flatteuses cependant pour celui qui lui avait confié sa
mission, il était déjà sorti de la maison, il sortait déjà du village, car il se
rappelait avoir aperçu, sur son long et tortueux chemin, il ne savait plus combien de
bottes de paille.
Dès les premiers champs de M'Badane, il trouva en effet des bottes de paille. Il en coupa
des liens, il les fouilla, les éparpilla sans rien trouver qui ressemblât à de la chair
ou mérite à des os. Il courut à droite, il courut à gauche, furetant, fouillant, et
éparpillant toutes les bottes de paille qu'il trouvait dans les champs, tant et si bien
qu'il lui fallut encore trois jours pour rejoindre le village de N'Diour.
- Comment, lui demanda Birane en le voyant arriver suant et soufflant, tu n'as donc pas
fait ma commission, M'Bar? Qu'as-tu fait pendant six jours. alors que tu n'avais même pas
besoin de deux jours pour aller à M'Badane et revenir ?
- Ce que j'ai fait en chemin ne te regarde pas du tout, dit M'Bar-l'Hyène d'une voix
sèche. Qu'il te suffise de savoir, si cela peut te faire plaisir, que Mor te donne sa
fille.
Et sans attendre les remerciements que, sans doute, Birane lui aurait prodigués.
M'Bar-l'Hyène s'en alla touiller dans d'autres bottes de paille. C'est depuis ce
temps-là que les Hyènes ne font plus de commissions pour personne au monde.