LA LANCE DE L'HYENE
Dans l'immense étendue du Ferlo aux puits
rares et profonds, les sentiers n'étaient pas sûrs, mais Malal Poulo le berger n'avait
pas peur. Contre Gayndé-le-Lion, il savait des versets du Coran, et lorsqu'il s'agissait
d'un lion mécréant, il avait son bâton. Car on peut se permettre d'ignorer les paroles
sacrées, on n'en reste pas moins grand seigneur, et le bâton destiné à M'Bam-l'Ane tue
mieux qu'un coup de lance Gayndé le fier aux yeux rouges, à la peau couleur de sable. La
honte tue plus lentement, mais plus sûrement que le fer d'une lance ou que la balle d'un
fusil, et quelle honte pour le roi de la brousse que de se laisser toucher par un bâton,
serait-ce par la hampe d'une lance !
Ce n'était donc pas pour Gayndé-le-Lion que Malal Poulo s'était fait faire une si belle
lance. Ce n'était pas non plus pour Bouki-l'Hyène ; car dans ce pays maudit au sol si nu
et aux puits rares et chiches, il crevait au berger assez de bêtes dans son troupeau pour
que Bouki et les siens n'eussent qu'à suivre la poussière de ses pas pour faire leurs
repas quotidiens.
C'était pour se défendre et défendre ses bêtes contre ségue-la-Panthère fourbe et
sans honneur, qui a les yeux d'un maître et l'âme d'un esclave, la démarche d'une femme
et la peau trouble.
C'était aussi, il faut bien le dire, pour accommoder le couscous séché qu'il portait
dans l'outre pendue à son épaule gauche, une cuisse de biche ou d'une tranche
d'antilope, quand il était écuré du lait, frais et mousseux ou caillé et aigre,
de ses bêtes, vaches et brebis.
Malal Poulo le berger, appuyé sur sa lance, debout sur une jambe tel l'Ibis-le-Pèlerin,
le pied droit contre le genou gauche rêvait. Il pensait peut-être à ses ancêtres à
peau blanche venus depuis le pays du soleil levant jusqu'au Termiss, jusqu'au Touat,
jusqu'au Macina, jusqu'au Fouta du temps où le Ferlo si dénudé était alors couvert
d'arbres et d'herbes. il pensait peut-être à ses ancêtres noirs comme du charbon, venus
de plus loin encore et descendus plus bas vers la mer. Peut-être rêvait-il à d'immenses
troupeaux descendant boire vers le grand fleuve... 11 rêvait lorsque vint à passer Bouki
l'Hyène qui, sans doute parce qu'aucune carcasse n'avait jalonné ce jour-là les traces
du troupeau, se montra polie et salua fort congrûment et demanda
- Pourquoi dors-tu debout sur un pied, Malal ? As-tu besoin de ce long bâton pour
t'appuyer . Que ne t'étends-tu tout bonnement sur le sable ? Tu serais mieux que sur ce
lit si mince !
- Ce n'est pas un lit, c'est une lance.
- Une lance? Qu'est-ce qu'une lance'? À quoi cela peut-il servir?
- À tuer quoi? Pourquoi tuer puisque tout meurt de sa bonne mort, moutons, bufs et
habitants de la savane? (Au fond d'elle-même, l'Hyène se demandait si elle ne
s'avançait pas un peu trop en affirmant - dubitativement il est vrai - que tout mourrait
naturellement, puisque le soleil faisait mine de rentrer chez lui déjà et qu'elle avait
encore le ventre creux.)
Une biche passait. Malal Poulo envoya sa lance, la biche la reçut. Malal Poulo acheva la
victime, la dépeça et Bouki-l'Hyène en eut sa part. La chair fraîche et saignante
était succulente, Bouki s'en gava.
Voilà donc à quoi servait une lance?
Avec une lance, il n'était donc pas besoin d'attendre qu'une bête veuille bien traîner
sa misère, sa maladie ou sa vieillesse pendant des jours et des jours avant de crever et
pourrir au soleil, que vos pas heureux vous y conduisent lorsque Tann-le-Charognard au cou
pelé ne l'a pas toute récurée?
- Comment as-tu fait pour trouver une lance, Malal ? demanda Bouki.
- Tu n'as qu'à donner un morceau de fer à Teug-le-forgeron, il t'en fera une.
- Et où trouve-t-on un morceau de fer'?
- Là-bas au Pinkou, dit Malal Poulo, en pointant sa lance vers le pays du soleil levant.
Bouki s'en fut vers le pays du soleil levant, vers le pays des montagnes et de l'argile à
la recherche des fours abandonnés par les fondeurs de pierres. En chemin elle trouva une
outre en peau de bouc. L'outre contenait de la viande séchée et avait dû être perdue,
ou plus probablement abandonnée dans une fuite précipitée par un berger maure ou
esclave de maure qui transhumait par-là avec son troupeau de chèvres et de moutons.
Bouki ne se doutait pas de ce qu'enfermait l'outre car du coton en bouchait l'ouverture.
Elle trouva enfin loin. loin vers le soleil levant de vieux fours refroidis depuis des
lunes et des lunes. Fouillant et farfouillant, elle déterra un morceau de ter et reprit
le chemin du retour.
Doucement, tout d'abord, puis fortement, l'odeur de I. viande séchée agaçait ses
narines. Elle tenir. à droite, elle renifla à gauche, aprés avoir levé plusieurs fois
le nez vers le ciel. Tenace, l'odeur l'enveloppait de partout. File déposa outre et
morceau de fer, courut a droite, connu à gauche. fureta à droite, fureta à gauche,
revint sur ses pas. mais ne trouva ni chair ni carcasse et reprit sa charge.
Elle arriva enfin chez Teug-le-forgeron.
- Voici un morceau de fer pour me forger une lance aussi bonne que celle de Malal Poulo.
- Et pour ma peine, que me donneras-tu? demanda le forgeron.
- Tu culotte est faite de plus de trous que d'étoffe. Voici justement une outre pleine de
coton. Tu t'arrangeras avec Rabbe-le-tisserand.
- C'est bon. Mets-toi au souffler et attise le leu. Bouki-l'Hiyéne se mit au soufflet.
dont elle gonflait et dégonflait alternativement les deux outres en s'accompagnant d'une
chanson qu'elle venait de composer, eu qui, il faut bien le dire, n'était pas très
variée. Appuyant sur l'outre de droite, comme sur celle de gauche, Bouki disait toujours
Ni khédi-ou 64ulal ! Ni khérlj-ou Malal !
(Telle la lance de Malal ! Telle la lance de Malal !)
Teug-le-forgeron battit le fer sur des rythmes plus nourris et forgea la lance qu'il
tendit à Bouki
- Tiens, voici la lance. Fais-moi voir maintenant ton colon, pour savoir s'il est bien bon
et bien blanc.
Bouki lui donna l'outre. Le forgeron, aptes avoir retiré le tampon de coton. en sortit la
viande séchée. A la vue de cette aubaine qu'elle avait cherchée partout et des jours et
des jours durant alors qu'elle pesait sur ses reins jusqu'à les fléchir, Bouki dit
- Teug, remets cette viande à sa place, j'ai à te parler. mon ami.
Quand la viande fui remise dans la peau de bouc, Bouki posa l'outre à côté d'elle et
dit au forgeron en lui rendant la lance
- Ce n'est pas une lance comme celle-là que je voulais.
- Comment la voulais-tu ?
- Saurais-tu seulement la faire? Je vais te la décrire.
- Je veux bien. Comment te la faut-il'?
- Je veux une lance de sept coudées et trois doigts...
- Bon!
- Attends ! Tu me la feras ensuite de la longueur d'une main seulement. Tu la rendras si
tranchante qu'au simple appel de son nom elle puisse couper, car j'ai beaucoup d'ennemis
dans le pays. Mais tu l'émousseras afin qu'elle ne taille pas, car les enfants qui sont
à la maison sont très turbulents, et ils pourraient se couper en jouant avec une lame
tranchante.
- Ça, dit Teug-le-forgeron, je ne le peux pas. Comment ! Tu me demandes de te faire une
lance longue et courte à la fois. Tu la veux en mérite temps tranchante et émoussée.
Pourquoi ne demandes-tu pas au bon Dieu qu'il fasse nuit et jour au même moment ? Je
renonce à te satisfaire.
- Dans ce cas, puisque tu es incapable de faire quelque chose de bien, je reprends mon
outre.
Et Bouki-l'Hyène emporta sa viande séchée.
C'est depuis ce temps que l'on dit aux gens difficiles ou de mauvaise foi (ce sont les
mêmes), de ne point demander une lance d'hyène.