N'GOR-NIÉBÉ
N'Gor Sène était un sérère de pure race,
noir charbon, un sérère de Diakhaw. S'il fut une fois de sa vie à la barre de Sangomar,
au bord de la grande mer, N'Gor Sène n'alla jamais vers le nord ni vers l'est. Il n'avait
donc jamais entendu parler des malheurs de Mawdo, le vieux peulh, qui, là-bas, dans le
Macina, il y a de cela des années et des années, s'était oublié un soir de palabre
jusqu'à faire entendre devant tout le monde un bruit incongru. Chacun, vieux et jeunes,
s'étant regardé et l'ayant dévisagé ensuite, Mawdo s'était levé et, plongeant dans
la nuit, avait disparu vers le sud. Il avait marché nuit et jour, il avait marché des
lunes et des lunes, il avait traversé le pays des markas, les terres des bambaras, les
villages des miniankas et les champs bosselés des sénéfos qui ressemblent en saison
sèche à d'immenses cimetières. Il était resté sept fois sept ans dans la forêt, au
pays des hommes nus. Puis, lentement, du pas d'un vieillard las et usé, il s'en était
retourné vers le Macina, la nostalgie des vastes étendues desséchant son pauvre
cur, il marcha encore des lunes et des lunes et arriva enfin un soir sur les rives
du Niger. D'immenses troupeaux avaient traversé, ce jour-là, le fleuve gonflé et
rapide. Les bergers, recrus de fatigue, devisaient autour des fagots flambant haut. Mawdo
s'était approché d'un foyer pour réchauffer ses membres gourds et perclus lorsqu'il
entendit
- Je le dis que ce n'est pas si vieux, que cela ! - Je t'assure que c'est plus vieux.
Ecoute, mon père m'a dit que c'était l'" année du pet ".
Le vieux Mawdo entendit et, s'en retournant, plongea dans la nuit et alla finir ses vieux
jours là-bas, là-bas, dans le sud...
N'Gor Séne n'avait jamais entendu parler des malheurs de Mawdo, le pauvre vieux peulh ;
cependant, depuis qu'il avait reconnu sa droite de sa gauche, il n'avait jamais voulu
manger des haricots.
Quelle que fût la manière dont on les préparât, quelle que fût la sauce dont on les
accommodât, sauce à l'arachide pimentée ou à l'oseille acide, quelle que fût la
viande qui les accompagnât : côtelettes de chèvre ou cou de mouton, tranches de
buf ou d'antilope, N'gor n'avait jamais touché aux niébés, jamais un grain de
haricot n'avait franchi sa bouche.
Chacun savait que N'Gor était celui qui ne mange pas de haricots. Mais, explique qui
pourra, personne ne l'appelait plus par son nom. Pour tout le monde il était devenu
N'Gor-Niébé, pour ceux du village et pour ceux du pays.
Agacés de le voir toujours refuser de s'accroupir autour d'une calebasse où pointait
"ne tache notre du nez d'un niébé, ses camarades se jurèrent un jour de lui en
faire manger.
N'Dèné était une belle fille aux seins durs, à la croupe ferme et rebondie, au corps
souple comme une liane, et N'Dèné était l'amie de N'Gor Série. C'est elle que vinrent
trouver les camarades de son ami qui lui dirent
- N'Dèné, nous te donnerons tout ce que tu voudras : boubous, pagnes, argent et
colliers, si tu arrives à faire manger des niébés à N'Gor qui commence vraiment à
nous étonner, nous, ses frères, car il ne nous explique même pas les raisons de son
refus. Aucun interdit n'a touché sa famille concernant les haricots.
Promettre à une femme jeune et jolie, à une coquette, pagnes et bijoux ! Que ne
ferait-elle pour les mériter? Jusqu'où n'irait-elle pas ? Faire manger à quelqu'un un
mets qu'aucune tradition ne lui défend de toucher, quelqu'un qui dit vous aimer et qui
vous le prouve tous les soirs? Rien de plus aisé sans doute, et N'Dèné promit à son
tour.
Trois nuits durant, N'Dèné se montra plus gentille et plus caressante qu'à
l'accoutumée, lorsque griots, musiciens et chanteurs prenaient congé après avoir
égayé les jeunes amants. Sans dormir un seul instant, elle massa, elle éventa, elle
caressa N'Gor, lui chantant de douces chansons et lui tenant de tendres propos. Au matin
de la troisième nuit, N'Gor lui demanda
- N'Dèné, ma sur et ma chérie, que désires-tu de moi ?
- N'Gor mon oncle, dit la jeune femme, mon aimé, tout le monde prétend que tu ne veux
pas manger des haricots, même préparés par ta mère. Je voudrais que tu en manges faits
de ma main, ne serait-ce qu'une poignée. Si tu m'aimes vraiment comme tu le dis, tu le
feras, et moi seule le saurai.
- Ce n'est que cela, le plus grand de tes désirs ?
Eh bien !mon aimée, demain, tu feras cuire des haricots, et, lorsque la terre sera
froide, je les mangerai, si c'est là la preuve qu'il te faut de mon grand amour.
Le soir, N'Dèné fit cuire des haricots, les accommoda à la sauce arachide, y mit
piment, clous de girofle et tant d'autres sortes d'épices qu'on n'y sentait plus l'odeur
ni le goût des haricots.
Quand N'Gor se retourna dans son deuxième sommeil, N'Dèné le réveilla doucement en lui
caressant la tête et lui présenta la calebasse si appétissante.
N'Gor se leva, se lava la main droite, s'assit sur la natte, près de la calebasse, et dit
à son amante - N'Dèné, il est dans Diakhaw une personne à qui tu donnerais ton nez
pour qu'elle vive si elle venait à perdre le sien, une personne dont le cur et le
tien ne font qu'un, une amie pour laquelle tu n'as aucun secret, une seule personne à qui
tu te confies sincèrement?
- Oui ! fit N'Dèné.
- Qui est-ce ?
- C'est Thioro.
- Va la chercher.
N'Dèné alla chercher son amie intime. Quand Thioro arriva, N'Gor lui demanda
- Thioro, as-tu une amie intime, la seule personne au monde pour qui tu ouvres ton
cur ?
- Oui ! dit Thioro, c'est N'Goné.
- Va dire à N'Goné de venir.
Thioro alla quérir N'Goné, sa plus que sur. Quand N'Goné vint, N'Gor l'interrogea
:
- N'Goné, as-tu une personne au monde à qui ta langue ne cache aucun secret, pour qui
ton cur soit aussi clair que le jour ?
- Oui, c'est Djégane, dit la jeune femme. Djégane arriva et déclara, à la question de
N'Gor, que c'était avec Sira qu'elle partageait ses secrets. N'Gor lui dit d'aller
chercher Sira, son amie intime. Sira vint et s'en fut appeler la seule confidente de sa
vie, Khary. Khary partit et ramena celle avec qui elle échangeait les plus intimes
secrets. Tant et si bien que, dans la case, N'Gor, accroupi devant sa calebasse de
haricots, se trouva entouré de douze femmes venues appelées l'une par l'autre.
- N'Dèné ma saur, dit-il alors, je ne mangerai jamais de haricots. S'il m'était arrivé
de manger ces niébés préparés par toi ce soir, demain toutes ces femmes l'auraient su,
et, d'amies intimes en amies intimes, de femmes à maris, de maris à parents, de parents
à voisins, de voisins à compagnons, tout le village et tout le pays l'auraient su.
Et dans la nuit, N'Gor Série s'en retourna dans sa case, pensant que c'est le premier
toupet de Kotj Barma qui avait raison : " Donne ton amour à la femme, mais non ta
confiance. "