Aperçu biographique par R. Mercier et M.et S. Battestini

couv1André Gide, qui connaissait aussi l'Afrique, a noté que « c'est parmi les produits de croisement, en qui coexistent et grandissent, en se neutralisant, des exigences opposées, que se recrutent les arbitres et les artistes ». Et André Maurois poursuit : « Ceux qui sont poussés dans le même sens par tous les élans de leur nature deviennent les hommes de la certitude. Ceux qui abritent en eux, dès leur naissance, un conflit interne, mènent une vie intellectuelle singulièrement riche et ondoyante. »

L'hybride n'est pas toujours de caractère inquiet et, parmi les produits de cultures antagonistes, surgit un original, les yeux plissés par le rire derrière des verres épais, la bouche faite pour la raillerie et la satire. Ambiguïté? Déchirement? Birago Diop a résolu le conflit par un humour inaltérable, du plus tendre au plus féroce. Car le Maître Fabuliste du Cap Vert n'est pas exempt de sarcasme, son aptitude à tourner le compliment le plus délicat n'a d'égale que sa facilité à lancer une « rosserie ».

Tel est Birago Diop, né (sous le signe du Sagittaire) dans la banlieue de Dakar, le Il décembre 1906, à Ouakani. Sa mère, Sokhna Diawara, ménagère traditionnelle, portait le riz quotidien à Isinaël Diop, maître maçon qui travaillait alors au camp militaire et au phare des Mamelles (qui ont inspiré le conte du même nom).

Les grand-mères et les tantes se chargèrent de l'éducation première, ce qui explique la connaissance du comportement féminin que l'on peut apprécier tout au long des contes. Rue de Thiong, face à l'actuel commissariat, Birago se mêle à la jeune foule des Talibés et prend ainsi contact avec le personnage qu'il mettra si volontiers en scène : le marabout (et bien entendu son escorte).couv2

A l'école primaire, il eut l'honneur des premiers maîtres européens, recrutés dans la partie méridionale de la France, lesquels leur apprenaient des « récitations » avec l'accent de la Canebière.

Il échoue (piteusement) au C. E. P. en juin 1920, mais, reçu (brillamment!) au concours des Bourses, en novembre, il « monte » à Saint-Louis à la rentrée de Noël. Son premier contact vrai avec la culture l'éblouit. Au lycée Faidherbe, déjà ii cette époque, garçons noirs et filles blanches voisinaient, et le corps professoral était très « panaché ». Birago, enthousiasmé, évoque les cours d'anglais de l'Antillais Truxillo, qui s'évadait vers d'autres littératures. Les classes d'histoire et de géographie de Raymond Rousseau, dont l'élégance et la diction charmaient les élèves autant que son culte pour les royaumes de Ghana et d'Aoudaghost. Les « tournois d'éloquence » auxquels il entraînait ses disciples demeurent un des moments les plus exaltants pour le jeune Diop.

Aux vacances, il retrouve l'ambiance familiale, les affectueuses gronderies maternelles, et surtout la vigilance de ses deux frères : Massyla l'érudit, et Youssoufa, « l'élégant Youssoit, gardien de mémoire et berger de souvenirs ».

Il partage ses vacances entre les premiers rêves littéraires de Massyla, les poèmes généalogiques que lui enseigne Youssoufa, et le secrétariat de mairie en compagnie du fringant Gamby Co lbary.

Birago consacre ses loisirs à une masse providentielle de lectures, où il entasse pêle-mêle dans son esprit Musset, Baudelaire, Fabre d'Olivet, Tristan Derème, Verlaine et Édouard Herriot, Villon...

Il fait aussi connaissance avec les premiers africanistes, Maurice Delafosse, Vincent Monteil et George Hardy qu'il nous dépeint de façon comique : « la barbe bien taillée, descendant, haut perché sur sa bicyclette, le boulevard National » - qui devenait plus tard l'avenue WilliamPonty et l'avenue Albert-Sarraut.

L'année 1925 marque un tournant pour Birago Diop. Il a beaucoup lu, et il veut passer à la phase active.

Aussi écrit-il des poèmes de facture très classique, à Saint-Louis, sur Saint-Louis, qu'il appellera modestement Réminiscences.

D'autre part, le voilà presque bachelier avec son Brevet de Capacité Coloniale.

Les études scientifiques l'ont toujours séduit et, au palmarès, il est cité pour les prix de Mathématiques, Physique et Chimie. Aussi, pour le proviseur du lycée Faidherbe, l'élève Birago Diop ferait indubitablement Math Élem... L'élève Birago Diop montre ne fois de plus son esprit de contradiction et opte pour la philosophie. Ce qui, malgré tout, lui réussit, puisqu'il obtient, en juin suivant, son deuxième baccalauréat.

Il ne prend pas très a sérieux l'année de service militaire qui suit et qui, tout au moins, lui permet de connaître la vie en métropole. Nous ne contesterons pas ses vertus de discipline et de ponctualité, ni son zèle de deuxième classe, mais on le voit beaucoup danser le charleston chez Rey, avec des amis, des amies aussi...

La corvée nationale accomplis, il songe à utiliser diplômes et dispositions. Un administrateur des Colonies (M. Négrier, précise Birago!) lui fait obtenir une bourse d'Etudes supérieures et on l'expédie à Toulouse, cette fois à la faculté des sciences (n'oublions pas qu'il s'était égaré en philosophie, sur un coup de tête).

couv3A Toulouse, il s'oriente vers la branche vétérinaire. Il dit ne pas avoir « élevé » des animaux, mais en avoir « soigné ». Si on l'interroge sur les bêtes, il en parle d'un point de vue objectif, médical (mis à part les héros des contes animaliers), et il ne semble pas éprouver à leur égard une passion extrême. Tout au moins s'en défend-il (il laisse ce genre d'amour aux Européens).

Il collabore à L'écho des Etudiants de Toulouse et il éprouve la solidité des amitiés de faculté. Entre temps, il apprendra la mort de son frère Massyla en 1932. Le désarroi qui sait le rend à la poésie, et il compose les Décalques.

Les études parviennent à créer l'indispensable dérivatif et, en 1933, vainqueur des derniers examens, il sort docteur en médecine et diplômé de l'Ecole nationale vétérinaire. Pour les exigences du stage, il monte à Paris où il rencontre Senghor, logé comme lui à la Cité universitaire. Si Birago entend « profiter » des plaisirs de la ville, Senghor l'entraîne, bon gré malgré, vers des occupations plus martiales : il fallait affirmer la « négritude » (ce dont le fils d'Ahmadou Koumba n'avait jamais entendu parler!) et la fameuse revue L'Étudiant Noir naît, à l'issue de plusieurs réunions, dans une salle du Colonia Hôtel qu'occupe, en toute quiétude, le Sénégalais pacifique qui ne songe qu'à goûter le charme tant vanté de Paris.

L'enrôlement de Birago à L'Étudiant Noir trouve sa récompense dans la publication immédiate de Kotjè Barma ou les Toupets Apophtegmes dont Senghor lui avait au préalable fait de grands compliments (« voilà de la pensée nègre... pas comme tes poèmes... »).

Des vendredis de la rue de Lourmel où Mll' Lamine Guèye tenait salon Politique pour Africains et Antillais, Birago se souvient surtout du « tiep » qu'il mangeait « rek » , en vrai Sénégalais, ce qui, bien entendu, lui vaut les félicitations des autres commensaux, agitateurs des réalités noires, mais beaucoup plus « assimilés » en matière gastronomique.

A son grand regret, Birago Diop voit fuir sa folle jeunesse et, avec horreur, considère son destin tout tracé de fonctionnaire colonial. Il revient sur la terre des ancêtres, mais pas seul : une jeune Européenne l'accompagne. La vieille Sokhna se récrie, invoque la religion, la dignité, les traditions. Birago Diop la calme en lui promettant des enfants. Au Soudan, loin de sa famille, il s'en va gagner son pardon. Kayes est le lieu de sa première affectation. Il chevauche à travers la brousse. Il observe, soigne, s'amuse... et rencontre un beau jour, au confluent de la Falémé et du Sénégal, le vieil Ahmadou Koumba N'Gom qu'il va rendre célèbre. Ces années qu'il redoutait, il les passe dans la nature qu'il aime, et les soirées coulent trop vite à entendre le vieux barde conter.

Comme ait temps du lycée, vient alors le temps du congé, et le dépaysement. Birago avait commencé, à Kayes, à écrire des articles dans le journal politique de Lamine Guèye, L'A. 0. F., plus d'ailleurs pour sauvegarder la mémoire de Massyla que par conviction intime. Sur place, il continue.

Heureusement les livres, quoi qu'on en dise, n'ont pas de patrie. Il ajoute à ses favoris : Tennyson, P. J. Toulet, Jules Laforgue, Longfellow, Charles Maurras et Saint-Yves d'Aldeydre. Il relit Duhamel et Schürer, Vigny, Fargues et Valéry et, « tout de même » - ainsi qu'il l'ajoute lui même! - Rabelais et La Fontaine.

Il découvre les poètes noirs Langston Hughes et Countee Cullen qui influenceront un temps son rythme.

1937 : deuxième séjour au Soudan où il a l'impression réconfortante d'être en contact avec gens, bêtes et choses.

Son chef est alors l'Antillais Rémy Nainsouta qu'il connaît pour « son vrai patron ». Dans la vaste plaine soudanaise qu'il parcourt - toujours à cheval - il découvre les personnages essentiels de ses contes, notamment « le Paysan Noir et le Berger Peuhl - Nitjéma et Poulo ». Aux dits d'Ahmadou Koumba, il ajoute les leurs et, de ce fait, les siens.

C'est aussi à Ségou qu'il retrouve un ancien de Faidherbe, Abdoulaye Saumuré. On parle du Sénégal, des veillées, de la poésie généalogique (comme la Bible), cette « poésie des noms propres, des noms d'ancêtres, qui nous émeut aux larmes ». Tous deux écoutent les disques de Gallo M'Baye, premiers disques wolofs. Rassérénés, ils assistent ensuite aux biguines de « la Cabane Cubaine ». L'esprit sénégalais était sauf.

La déclaration de guerre de 1939 vient interrompre ces heures chaudes. A Paris, où il est mobilisé début 1942, il retrouve le pétulant Damas, éclaireur et novateur, qui l'introduit d'emblée au « Méphisto » où « il était plus facile d'obtenir un punch martiniquais qu'un plat de riz » - surtout à cette époque. Alioune Diop y vient aussi et, avec lui, des pensionnaires du «Foyer des Etudiants Coloniaux ». On organise des conférences, des séances récréatives, des soirées intellectuelles. Birago écrit rapidement N'Gor Niébé que dira Habib Benglia.

Damas, toujours actif, lui demande une nouvelle polir Ramon Fernandez. Birago lui remet un conte bref, Un Jugement, et une légende historique (qui devait avoir les honneurs du Théâtre du Palais à Dakar) : Sarzan. Ainsi, peu à peu et sous pressions diverses, naquirent les premiers contes. D'autres suivirent et, en 1947, Senghor en confie le manuscrit à un éditeur qui ne les trouve pas assez vivants, pas assez fournis en personnages. Damas reprend le manuscrit, l'emporte dans sa chambre de l'hôtel Victoria et le met en réserve. Il servira bientôt. L'Os paraît dans le numéro 1 de Présence Africaine (qu'Alioune Diop a enfin réalisé) et Damas fait paraître la totalité du manuscrit dans sa collection « Ecrivains d'OutreMer », chez Fasquelle. Fin 1949, Les Contes d'Ahmadou Koumba reçoivent leur récompense : le recueil obtient le Grand Prix littéraire de l'Afrique Occidentale Française !

Entre temps, la guerre avait pris fin, et Birago avait été renvoyé en territoire africain, en Côte-d'Ivoire, puis en Haute-Volta (d'où le conte Luiguidi Malgam). En 1950, il est nommé à Saint-Louis, pour servir cinq ans en Mauritanie. Tandis qu'on lit ses oeuvres, qu'on les joue même, il se trouve abandonné à Tamanrasset, à El Goléa, au cours d'un voyage d'études.

Il poursuit son séjour, entrecoupé d'apparitions en France, où il écrit encore des contes qui connaîtront le succès et d'autres qui ne verront pas le jour...

Vient le temps du retour, en 1958. Le voyageur, lassé, retrouve avec une joie saine les coutumes de jadis et l'affectueuse expérience de Youssoufa, l'aîné. Tous les soirs « il ramasse un brin » de sa sagesse, de son savoir et de ses souvenirs...

Peu après paraissent les Nouveaux Contes d'Ahmadou Koumba, Préfacés Par Senghor, et loués de tous. Ils connurent un très vif succès et plusieurs d'entre eux furent immédiatement traduits en anglais et en suédois.

Birago Diop n'allait pas pouvoir goûter longtemps la paix retrouvée au Cap Vert. Jusqu'alors, il soignait gens et animaux dans la campagne soudanaise et, brusquement, il lui faut laisser la nature, les randonnées à cheval, les paysans et tous les hâtes de la brousse, pour une autre vie la nouvelle République l'avait nommé ambassadeur à Tunis.

Il a trouvé moyen, en dépit de lourdes activités politiques et mondaines, d'y écrire encore quelques contes, de donner des conférences, bref d'inventorier, de loin, le folklore noir. Entre temps, il connut une douleur brutale : la mort de Youssoufa dont il était « le Petit », à qui il dédia son dernier recueil Contes et Lavanes (Prix d'Afrique Noire 1964).

En mars 1963 il était à Dakar, au colloque, et l'on se souvient de son intervention sur le thème de la culture nègre. L'utilisation de la langue française n'est pas en question, quant à lui, et l'on peut fort bien concilier âme noire et langue française. La jonction des cultures est source de progrès.

Ecrivez nous : Patrice Birago Neveu  

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