Diassigue-le-Caïman, raclant
le sable de son ventre flasque, s'en retournait vers le marigot après avoir dormi, la
journée durant, au chaud soleil, lorsqu'il entendit les femmes qui revenaient de puiser
de l'eau, de récurer les calebasses, de laver le linge. Ces femmes, qui avaient
certainement plus abattu de besogne avec la langue qu'avec les mains, parlaient et
parlaient encore. Elles disaient, en se lamentant, que la fille du roi était tombée dans
l'eau et qu'elle s'était noyée, que fort probablement, c'était même certain (une
esclave l'avait affirmé), dès l'aurore, Bour-le-Roi allait faire assécher le marigot
pour retrouver le corps de sa fille bien-aimée. Diassigue, dont le trou, à flanc de
marigot, se trouvait du côté du village, était revenu sur ses pas et s'en était allé
loin à l'intérieur des terres dans la nuit noire. Le lendemain, on avait, en effet,
asséché le marigot, et on avait, de plus, tué tous les caïmans qui l'habitaient; et,
dans le trou du plus vieux, on avait retrouvé le corps de la fille du roi.
Au milieu du jour, un enfant, qui allait chercher du bois mort, avait trouvé
Diassigue-le-Caïman dans la brousse.
- Que fais-tu là, Diassigue? s'enquit l'enfant.
- Je me suis perdu, répondit le Caïman. Veux-tu me porter chez moi, Goné?
- Il n'y a plus de marigot, lui dit l'enfant.
- Porte-moi alors au fleuve, demanda Diassigue-le-Caïman.
Goné-l'enfant alla chercher une natte et des lianes, il enroula Diassigue dans la natte
qu'il attacha avec les lianes, puis il la chargea sur sa tête, marcha jusqu'au soir et
atteignit le fleuve. Arrivé au bord de l'eau, il déposa son fardeau, coupa les liens et
déroula la natte. Diassigue lui dit alors :
- Goné, j'ai les membres tout engourdis de ce long voyage, veux-tu me mettre à l'eau, je
te prie?
Goné-l'enfant marcha dans l'eau jusqu'aux genoux et il allait déposer Diassigue quand
celui-ci lui demanda :
- Va jusqu'à ce que l'eau t'atteigne la ceinture, car ici je ne pourrais pas très bien
nager.
Goné s'exécuta et avança jusqu'à ce que l'eau lui fût autour de 1 a taille.
- Va encore jusqu'à la poitrine, supplia le caïman. L'enfant alla jusqu'à ce que l'eau
lui atteignît la poitrine.
- Tu peux bien arriver jusqu'aux épaules, maintenant. Goné marcha jusqu'aux épaules, et
Diassigue lui dit :
- Dépose-moi, maintenant.
Goné obéit; il allait s'en retourner sur la rive, lorsque lui saisit le bras.
- Wouye yayô! (O ma mère) cria l'enfant, qu'est-ce Lâche-moi!
- Je ne te lâcherai pas, car j'ai très faim, Goné!
- Lâche-moi!
- Je ne te lâcherai pas, je n'ai rien mangé depuis deux jours et j'ai trop faim.
- Dis-moi, Diassigue, le prix d'une bonté, est-ce donc une méchanceté ou une bonté?
- Une bonne action se paie par une méchanceté et non par une bonne action.
- Maintenant, c'est moi qui suis en ton pouvoir, mais cela n'est pas vrai, tu es le seul
au monde certainement à l'affirmer.
- Ah! tu le crois?
- Eh bien! Interrogeons les gens, nous saurons ce qu'ils diront.
- D'accord, accepta Diassigue, mais, s'il s'en trouve trois qui soient de mon avis, tu
finiras dans mon ventre, je t'assure.
A peine finissait-il sa menace qu'arriva une vieille, très vieille vache qui venait
s'abreuver. Lorsqu'elle eut fini de boire, le caïman l'appela et lui demanda :
- Nagg, toi qui es si âgée et qui possèdes la sagesse, peux-tu nous dire si le paiement
d'une bonne action est une bonté ou une méchanceté?
- Le prix d'une bonne action, déclara Nagg-la-Vache, c'est une méchanceté, et
croyez-moi, je parle en connaissance de cause. Au temps où j'étais jeune, forte et
vigoureuse, quand je rentrais du pâturage on me donnait du son et un bloc de sel, on me
donnait du mil, on me lavait, on me frottait, et si Poulo, le petit berger, levait par
hasard le bâton sur moi, il était sûr de recevoir à son tour des coups de son maître.
Je fournissais, en ce temps, beaucoup de lait et toutes les vaches et tous les taureaux de
mon maître sont issus de mon sang. Maintenant, j'ai vieilli, je ne donne plus ni lait ni
veau, alors on ne prend plus soin de moi, on ne me conduit plus au pâturage. A l'aube, un
grand coup de bâton me fait sortir du parc et je vais toute seule chercher ma pitance.
Voilà pourquoi je dis qu'une bonne action se paie par une mauvaise action.
- Goné, as-tu entendu cela ? demanda Diassigue-le-Caïman.
- Oui, dit l'enfant, j'ai bien entendu.
Déhanchant sa fesse maigre et tranchante comme une lame de sabre, Nagg-la-Vache s'en
alla, balançant sa vieille queue rongée aux tiques, vers l'herbe pauvre de la brousse.
Survint alors Fass-le-Cheval, vieux et étique. Il allait balayer l'eau de ses lèvres
tremblantes avant de boire, lorsque le caïman l'interpella :
- Fass, toi qui es si vieux et si sage, peux-tu nous dire, à cet enfant et à moi, si une
bonne action se paie par une bonté ou par une méchanceté?
- Certes, je le puis, affirma le vieux cheval. Une bonté se paie toujours par une
mauvaise action, et j'en sais quelque chose. Ecoutez moi tous les deux. Du temps où
j'étais jeune, fougueux et plein de vigueur, j'avais, pour moi seul, trois palefreniers;
j'avais, matin et soir, mon auge remplie de mil et du barbotage avec du miel souvent à
toutes les heures de la journée. L'on me menait au bain tous les matins et l'on me
frottait. J'avais une bride et une selle fabriquées et ornées par un cordonnier et un
bijoutier maures. J'allais sur les champs de bataille et les cinq cents captifs que mon
maître a pris à la guerre furent rapportés sur ma croupe. Neuf ans, j'ai porté mon
maître et son butin. Maintenant que je suis devenu vieux, tout ce que l'on fait pour moi,
c'est me mettre une entrave dès l'aube, et, d'un coup de bâton, on m'envoie dans la
brousse chercher ma pitance.
Ayant dit, Fass-le-Cheval balaya l'écume de l'eau, but longuement puis s'en alla, gêné
par son entrave, de son pas boitant et heurté.
- Goné, demanda le caïman, as-tu entendu? Maintenant, j'ai trop faim, je vais te manger.
- Non, fit l'enfant, oncle Diassigue, tu avais dit, toi-même, que tu interrogerais trois
personnes. Si celle qui viendra dit la même chose que ces deux-là, tu pourras me manger,
mais pas avant.
- Entendu, acquiesça le caïman, mais je te préviens que nous n'irons pas plus loin.
Au galop, et sautillant du derrière, Leuk-le-Lièvre passait. Diassigue l'appela :
- Oncle Leuk, toi qui es le plus vieux, peux-tu nous dire qui de nous deux dit la
vérité? Je déclare qu'une bonne action se paie par une méchanceté, et cet enfant
déclare que le prix d'une bonne action c'est une bonté.
Leuk se frotta le menton, se gratta l'oreille, puis interrogea à son tour :
- Diassigue, mon ami, demandez-vous à l'aveugle de vous affirmer si le coton est blanc ou
si le corbeau est bien noir?
- Assurément non, avoua le caïman.
- Peux-tu me dire où va l'enfant dont tu ne connais pas les parents ?
- Certainement pas!
- Alors, expliquez-moi ce qui s'est passé, et je pourrai peut-être répondre à votre
question sans risque de beaucoup me tromper.
- Eh bien, oncle Leuk, voici : cet enfant m'a trouvé là-bas à l'intérieur des terres,
il m'a enroulé dans une natte et il m'a porté jusqu'ici. Maintenant, j'ai faim, et comme
il faut bien que je mange, car je ne veux point mourir, ce serait bête de le laisser
partir pour courir après une proie incertaine.
- Incontestablement, reconnut Leuk, mais si les paroles sont malades, les oreilles, elles,
doivent être bien portantes, et mes oreilles, à ce que j'ai toujours cru, sont bien
portantes, ce dont je remercie le bon Dieu, car il est une de tes paroles, frère
Diassigue, qui ne me paraît pas en bonne santé.
- Laquelle est-ce? interrogea le caïman.
- C'est lorsque tu prétends que ce bambin t'a porté dans une natte et t'a fait venir
jusqu'ici. Cela, je ne peux le croire.
- Pourtant c'est vrai, affirma Goné-l'enfant.
- Tu es un menteur comme ceux de ta race, fit le lièvre.
- Il a dit la vérité, confirma Diassigue.
- Je ne pourrai le croire que si je le vois, douta Leuk. Sortez de l'eau tous les deux.
L'enfant et le caïman sortirent de l'eau.
- Tu prétends que tu as porté ce gros caïman dans cette natte? Comment as-tu fait?
- Je l'ai enroulé dedans et j'ai ficelé la natte.
- Eh bien, je veux voir comment.
Diassigue s'affala dans la natte, que l'enfant enroula.
- Et tu l'as ficelée, as-tu dit?
- Oui!
- Ficelle-la voir.
L'enfant ficela solidement la natte.
- Et tu l'as porté sur ta tête?
- Oui, je l'ai porté sur ma tête!
- Eh bien! porte sur ta tête que je le voie.
Quand l'enfant eut soulevé natte et caïman et les eut posés sur sa tête,
Leuk-le-Lièvre lui demanda :
- Goné, tes parents sont-ils forgerons?
- Que non pas!
- Diassigue n'est donc pas ton parent? Ce n'est pas ton totem? - Non, pas du tout!
- Emporte donc ta charge chez toi, ton père et ta mère et tous tes parents et leurs amis
te remercieront, puisque vous en mangez à la maison. Ainsi doivent être payés ceux qui
oublient les bonnes actions.